mercredi 6 mai 2009

LA FILLE A UNE JAMBE

J’ai commencé à écrire au centre. En plus des dessins, je me suis mise à griffonner des mots, des bouts de phrases. LES médecins m’ont donné un carnet pour dessiner et un second pour l’écriture. Parfois, je mélangeais les deux, mêlais le blabla à la fille à une jambe. Et parfois encore, je laissais la page blanche, blanche et quadrillée, ou alors seulement un point au milieu de la page, un point rouge identique à la lorgnette du ventre, au nombril, à la naissance. Et LES médecins me demandaient : « Qu’est-ce que cela veut dire, Chloé ? Que signifie ce point ? ». Et je répondais qu’il fallait approcher l’œil de la lorgnette, y faire un trou et coller l’œil à ce trou.
- Oui, et alors ?
- C’est à vous de voir. Vous avez vu ? Qu’avez-vous vu ? C’est le grand mystère, non?
LES médecins ne regardaient pas tous par la lorgnette, un seul acceptait de jouer le jeu, et il fixait Chloé par le trou nombril, et il restait silencieux à examiner Chloé, et il finissait par avouer :
- Je vous vois. Je vois votre visage au travers du trou. Cela prouve que vous êtes vivante, présente et bien vivante.
- Peut-être. C’est le grand mystère. Si vous regardez ailleurs, vous verrez autre chose. Je disparaîtrai et vous verrez quelque chose d’autre. A ce moment là, je cesserai d’exister pour vous et votre œil fouineur et vous m’oublierez en un clignement de paupière.
LES médecins notaient des impressions, se parlaient à l’oreille, hochaient la tête, silencieux, faisaient du « d’accord, d’accord » en agitant leur tête et en verrouillant leur bouche. Et puis, ils lisaient ce que j’écrivais. Ils se concentraient sur les phrases, les histoires bancales, les : « le sexe de l’homme est un gros serpent. », « maman déteste les macarons, ça fait caca. », « le garçon abandonné pleurait quand il jouissait », « j’aimerai des bras écharpes, des bras autour de moi. »… LES médecins voulaient savoir l’amour de Chloé, le corps envie, le cerveau sexe qui demande à être assouvi, et je racontais des bouts d’intimité, des morceaux humides, l’agitation des doigts, de la langue qui sort, qui rentre, qui lèche l’air de la chambre centre, de l’appartement dans la ville aux multiples labyrinthes.
- C’est très bien, Chloé. Il ne faut pas que vous refusiez le plaisir charnel. Il faut rejeter la frustration et accepter que votre corps ait besoin de jouissance. La vie doit être une sorte de satisfaction, elle ne doit pas être étouffée par une morale assassine.
Mais il était aussi question des mutilations, du cercle sang autour du nombril, des coupures rasoirs, de faire ainsi réagir la peau, qu’elle ne meurt pas. Et là, LES médecins cherchaient dans l’enfance de Chloé, ils revenaient aux bonnes vieilles méthodes de psychanalyse, ils citaient des mots comme : « traumatisme », «religion», « dégoût de soi », « alors, alors… ». Et je répondais « Tout faux », et je disais : « C’est pour être vivante. Si mon corps souffre, c’est qu’il est vivant. Le jour où la douleur s’en va, la mort est arrivée. Les morts ne parlent plus parce que la souffrance les a déserté. Et la souffrance tient la main du plaisir. S’il n’y a plus de souffrance, le plaisir ne peut exister, ils sont indissociables. Ok ? ! »
- Et ici, au centre, vous pensez encore à vous faire souffrir ?
- Non, j’en ai terminé. Je ferme les yeux et j’imagine. J’embrasse l’air de la chambre barreaux et je fais galoper mes doigts. J’apprends les grains de la peau. Le souffle chaud.
- Qu’est-ce que vous imaginez ?
- Des formes, des êtres humains. Des situations… érotiques.
- Avec des garçons, des filles ? Sur quel genre votre imagination se focalise-t-elle?
- Les deux. Et puis parfois, moi. Seulement moi. Je me vois dans le noir du cerveau. Je me vois et je me souris. C’est très souvent trouble. Troublant et trouble. J’imagine beaucoup, plusieurs fois par jour.
LES médecins m’ont permis d’emmener les carnets après ma sortie du centre. Ils m’ont conseillé de continuer d’écrire, que cela était une excellente thérapie, le dessin également et :
- Vous avez quelque chose, là, au bout de vos doigts. Prenez-en soin, développez-le.
Il y avait en tout et pour tout, une dizaine de carnets, plus ou moins remplis. Des points lorgnette, des blabla quand je faisais la serveuse, des flash du bout du monde, des sexes serpents, des minous minous, des crises mutilations. Louise a eu accès à ces carnets, aux autres, ensuite. Je n’ai rien caché à Louise. Elle a tout emporté dans sa mémoire lorsqu’elle est partie. Mon cœur, ma vie et la fille à une jambe, claudique claudique.

Chloé Alifax.

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