vendredi 1 mai 2009

FICTION

J’ai redressé maman. J’ai redressé maman sur le siège passager de la voiture. J’ai fait une sorte d’embardée vers le bas-côté de la route puis je me suis penchée vers maman et je l’ai redressée. Elle continuait à cracher du sang. De minces filets épais et gluants qui lui coulaient sur le menton, la gorge, ses vêtements. J’ai dit : « Ça va aller », j’ai dit n’importe quoi. J’ai cherché un mouchoir dans mes poches et j’ai essuyé le menton, la gorge, je l’ai collé sur la bouche au moment où un jet plus puissant que les autres a voulu s’éjecter. Maman a râlé, elle s’est plainte qu’elle avait mal, que ça lui tordait l’intérieur et elle a encore hoqueté, et ses yeux étaient clos, et son visage transpirait, et sa peau était grimaçante. Et j’ai tenté de l’essuyer encore encore avec le mouchoir, mais le tissu était imbibé de sang, étouffé par le sang, gorgé, et je l’ai jeté à mes pieds et j’ai quitté mon blouson et j’ai nettoyé la figure de maman à l’aide de l’une des manches et maman a respiré presque normalement, elle a ouvert les yeux, son regard brouillé par la souffrance et les larmes, les larmes de la souffrance, et elle a murmuré : « Quelle nuit noire ! » et j’ai répondu : « Oui » et je lui ai demandé : « On repart ? » et elle a hoché la tête et l’odeur du sang épais et gluant envahissait l’habitacle de la voiture, une odeur de cancer, une odeur de maladie, et je n’ai pas abaissé ma vitre, et j’ai laissé la chaleur rance dans la voiture, pas de froid pour maman, pas de mois de novembre, pas de courant d’air, déjà le cancer, la maladie, pas d’autre chose, la tombe de papa, oui, la tombe de papa à l’instant où maman sait qu’elle va bientôt aller le rejoindre, la tombe et moi, moi qui l’accompagne, maman qui me l’a demandé, moi qui propulse la voiture loin du bas-côté. Cette nuit. Cette nuit novembre noir. Cette nuit au travers de laquelle nous roulons depuis bientôt deux heures. Mais avant, avant cela, avant la prière de maman pour voir une dernière fois la tombe, avant la route, le sang qui coule à la maison, le sang qui coule dans la voiture, le corps qui se vide, avant… pas d’hôpital, à peine des consultations, refuser, refuser, mourir dignement, mourir salement, « Mourir à tes côtés, ma fille », mourir après la tombe, cette nuit novembre noir, ce cri rauque dans le lit maman, et je sais, je sais, on y va… le sang sur les draps, l’arrêt, ça recommence, l’accalmie voiture, la reprise, on repart, on repart… « Mon mari, mon homme », je suis sa fille, je suis leur enfant, unique enfant, ensuite je le serai toujours mais seule dans toutes les nuits, les jours, les matins. N’y pense pas, conduis, conduis. Cette odeur de cancer. Cette chose éclatée à l’intérieur maman. Cette chose qui se vide, qui se vide. Et…
et j’ai allumé l’autoradio. Et j’ai voulu masquer la respiration orage de maman, et mes doigts étaient blêmes, serrés et blêmes sur le volant, et j’ai allumé l’autoradio.

Et il n’y avait pas de circulation. Pas de phares aveuglants pour faire mal aux yeux de maman. Il y avait la route, la route longue, longue, la route entourée de champs, des champs dans les ténèbres, des champs déserts de nuit novembre noir. Et maman écoutait l’autoradio. Et maman sentait sa tête partir vers la portière. Et maman essayait de se maintenir à peu près droite. Mais… mais non, non. Bien sûr que non. Le corps devenait mou. Plié, plié. Le corps qui redevient enfant. Fœtus, fœtus. C’est la voix qui change. Vous savez ça ? La voix change radicalement. Elle n’émet plus les sons adultes. Elle parle toute fragile, toute aiguë, elle parle le langage de l’enfance. Même, même dans un corps d’adulte, elle est enfant, elle dit des mots phrases comme : « J’aime bien cette chanson. Elle est jolie. » mais elle les dit avec le timbre de l’enfant, l’âge de jouer, de découvrir, l’âge de l’insouciance, l’âge de naître, de renaître après la mort, ça revient en arrière… Vous le savez ça ?… Ce recommencement, éternel, maman adulte malade cancer et enfant. Ma maman qui fait l’enfant, qui est de nouveau habitée par l’enfant, qui arrive à me sourire, tout doux, tout doux, qui regarde son enfant avec des yeux d’enfant. Vous le savez ça ?

Oh maman, ma maman ! je suis tellement seule au moment où j’écris cette fiction. Oh maman ! tu le sais, toi. N’est-ce pas ? Tu le sais…

Et puis…
et puis le long long mur du cimetière, les phares jaunes voiture qui éclaboussent le long long mur du cimetière. « Ah !nous sommes arrivées. Tant mieux, tant mieux ! » a déclaré maman, et vite vite, vouloir descendre de la voiture, mais impossible, pas la rapidité, les doigts sans force, les doigts caoutchouc de maman, et moi à répéter que je vais l’aider, et maman à ravaler sa bile sang, à jurer contre sa faiblesse, la malade, maladie cancer, et : « Tiens ! appuie-toi sur moi. On avance, on avance. ». Et la porte côté concierge, la porte ouverte, jamais crochetée, la porte en direction des allées cyprès, la porte vers les chemins graviers graviers, que la nuit est noire, que la lune est pâle, « Je serai propre pour mon mari, mon homme. Je serai présentable pour Lui. Ton papa, mon mari, mon homme. ». Cette tombe. Ce petit caveau marbre gris. Allée cyprès numéro dix. Cette tombe. « Mon homme, mon amour. Bonsoir, mon mari. Notre fille est un ange. »
Je me souviens que maman n’a plus bougé devant la dernière demeure de papa. Je me souviens de son corps tout fluet contre moi. Son corps vide, vidé. La nuit novembre noir silencieuse. J’ai souri à papa. J’ai souri au caveau. Nous étions une famille d’indiens. Nous étions déracinés. J’ai ce sang là dans mes veines. Le sang des combats. De la vérité. Sous la nuit obscure, sous la lune transparente. Nous étions ensembles, réunis, prêts à être séparé.

Oh maman, ma maman ! je suis là. Je vais revenir. Je suis là.

Le bras droit autour de la taille de maman. Face à papa. Sous la nuit de novembre noir. Face à la tombe. Déracinés sur une terre brûlée. Il y avait tant d’amour, encore, à partager.
La mort enfant nous enveloppait.
Vous le savez, maintenant.

Chloé Alifax.

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